mercredi 16 mai 2018

Le bonheur est au bord de la rivière


« Comment j'ai rencontré les poissons » est un roman dont chaque chapitre est une nouvelle, une histoire à lui seul.
Le narrateur évoque le souvenir de son père lié à jamais aux rivières, aux plans d'eau et aux poissons.
La pêche serait-elle la vie ? Du moins raconte-t-elle un homme, un géant, aux yeux de son fils, charmeur et captivant dont les (més)aventures suivent l'entre-deux-guerres, en Tchécoslovaquie.

On rit, on est ému, on est sous le charme de cette famille sortant des sentiers battus, alternant les années fastes et les années difficiles. Le bonheur se faufile au cœur des plus grandes tragédies, îlot d'où surgit un humour extraordinaire.
Les chroniques s'enchaînent, plus savoureuses les unes que les autres, et déroulent le fil d'une enfance tchèque d'un jeune garçon juif par son père, figure anti-conformiste d'un monde où chaque chose, chaque être doit être à sa place.
La famille Popper traversera l'horreur de la seconde guerre mondiale entre braconnage d'anguilles ou de gibier et l'envoi en camp de concentration des deux aînés.
Le regard du narrateur évolue : celui de l'enfance, toute simple, au rythme des joies et tristesses familiales, puis celui de l'enfant qui, fasciné par la figure paternelle, observe le monde qui l'entoure, sa beauté comme son horreur.
L'histoire de la "Mittel Europa" défile au gré des chroniques touchantes par leur réflexions sur la vie, la survie, leur méditation sur la mort et la mémoire, leur vision de la justice, de la compassion et de l'empathie. Le tout servi par un texte où l'humour est le maître d'oeuvre.

Le charme opère dès les premières phrases, on ne lâche plus ces chroniques d'une fraîcheur truculente devenue si rare dans la littérature contemporaine.

vendredi 11 mai 2018

Week-end à Rome...non à Saint-Malo

Le festival "Les étonnants voyageurs" ouvrira ses portes samedi 19 mai à Saint-Malo, cité de voyages et de courses en mer.
Le programme est alléchant, l'affiche sublime. Si la météo se montre clémente voire radieuse ce sera la cerise sur le gâteau.

Le site du festival

Embarquement pour l'enfer


Fin XVIè siècle, l'Afrique est un continent dont les richesses deviennent un enjeu entre les grandes puissances européennes.
Cent ans après la découverte de l'Amérique, la soif d'aventure est loin d'être éteinte chez les explorateurs, les cartes du monde ont des contours de plus en plus précis, les côtes sont les portes d'entrée à l'intérieur de la terra incognita.
Le Portugal et sa flotte sont les éclaireurs au seuil d'un autre nouveau monde : l'Afrique, son immensité et ses richesses. Le royaume du Kongo, terre d'accueil évangélisée, terre généreuse et flamboyante, sera le théâtre d'un commerce qui marquera à jamais l'Afrique noire.

Nsaku Ne Vunda nait vers 1583 sur les rives du fleuve Kongo. Orphelin de naissance, il est élevé par des parents adoptifs et entouré d'un océan d'amour, de tendresse et de douceur. D'une intelligence précoce, il suit les cours à l'école des missionnaires de Mbanza Kongo, la capitale du royaume. Il est ordonné prêtre, reçoit une « cure » où il porte la parole des Evangiles. Sa vie s'écoulait sereine, harmonieuse jusqu'au jour où le roi du Kongo fait de lui son Ambassadeur auprès du Saint-Siège de Rome.
Sa mission seccrète: convaincre le Pape d'intercéder auprès des monarques d'Europe pour abolir l'esclavage.

Ce qu'il ne sait pas c'est que le navire Vent Paraclet de Louis de Mayenne est un bateau négrier en partance pour le Brésil avant de rejoindre l'Europe.

Commence un voyage douloureux où horreur, terreur, doutes, compassion et haines scanderont le rythme des jours et des nuits au point où le temps ne sera plus le temps. Le navire est un « no man's land » spatial et temporel. Plus rien n'existe, plus rien n'est connu, plus de repères où s'ancrer, plus de guide pour avancer. Les ténèbres des abysses de l'âme humaine sont une chape de plomb sous laquelle sont brisées les identités, les souffles, les souvenirs du monde d'avant.

Lui est noir et libre, eux sont aussi noirs mais enchaînés et brisés. Sa foi vacille, sa détermination à mener à bien sa mission n'en est que plus grande.
Il se lie d'amitié avec un jeune mousse, il affrontera les tempêtes et les pirates dans les Caraïbes, mille et un tourments pour échouer sur une plage espagnole.
La Sainte Inquisition règne sans partage sur les consciences, use et abuse de son pouvoir pour terroriser, meurtrir et torturer.

Nsaku Ne Vunda, baptisé Dom Antonio Manuel lors de son ordination, sera emprisonné dans les geôles de l'Inquisition sans espoir de délivrance.
Le Destin, ou la Foi ?, lui donnera la force de survivre aux tortures et il sortira, identique à ses frères esclaves, affaibli, littéralement transformé par la détention où l'individualité est niée.
Pourtant sa détermination reste. Grâce à elle, il ira au bout de ses forces et de son destin... à Rome.

Un océan, deux mers, trois continents, est un roman protéiforme où l'aventure se mêle à l'apprentissage. Il est aussi le reflet d'une Passion, celle d'un prêtre doté d'une réserve inépuisable de compassion, d'amour pour son prochain et de foi dans le message d'amour du Christ.

On peut voir sa statue en marbre noir, son effigie appelée « Nigrita », à Rome, érigée à la demande du Pape Paul V en 1608. Mémoire muette d'un commerce triangulaire qui fit le lit, en Europe, de grandes fortunes.

Morceaux choisis :

« Je me suis tu il y a plus de quatre cents ans, mes mots se sont perdus dans le silence de la mort mais, aux curieux qui s'arrêtent un instant devant mon buste, j'aimerais dire combien je regrette d'avoir été, au fil des siècles, réduit à la couleur qui jadis teintait ma peau. Je souhaiterais leur raconter mon histoire, parler de mes croyances, des légendes de mon peuple, évoquer la folie des hommes, leur grandeur et leur bassesse. Si les badauds pouvaient seulement m'écouter, ils prendraient conscience que sous la pierre qu'ils contemplent quelques secondes survit une mémoire oubliée, celle d'esclaves, d'opprimés et de suppliciés croisés au cours d'un long et périlleux voyage sur un océan, deux mers et trois continents. J'ai traversé mille épreuves, à l'issue desquelles je suis devenu une voix porteuse d'amour et d'espoir : j'incarne désormais le souvenir d'une multitude de femmes, d'hommes et d'enfants qui jamais ne renoncèrent au rêve de liberté planté au plus profond de leur cœur.
Si les passants pouvaient m'entendre délier les nœuds de mon passé, ils comprendraient que j'existe encore, ailleurs. Je plane au-dessus de vallées éternelles, là où, bercés par le souffle du Saint-Esprit, veillent les ancêtres défunts, là où tout sentiment violent se transforme en douceur, là où la souffrance se convertit en compassion, quand le relief des contingences humaines s'érode et enfante la justice, la sagesse et le pardon. »
(p 9-10)

« Pendant la vie terrestre, je concevais le temps comme une ligne droite progressant d'un point à un autre, d'un début vers une fin. Depuis que je suis une statue, fort de l'expérience de plusieurs centaines d'années, je sais que cette lecture des moments qui passent, simple et rassurante, n'est qu'un pâle reflet de la course du monde. Le temps ne va nulle part, il ne s'arrête pas. Le présent reste un instant qui s'échappe, un point en mouvement continu, à la fois éphémère, minuscule et immense qui charrie tout le passé de l'univers.Chaque événements et toutes les vies antérieures trouvent leur place dans la lancée infinie des siècles et n'en sortent plus. Et cela, même si certaines existences, comme celles des esclaves, tendent à disparaître pendant longtemps dans les omissions de l'Histoire, lorsqu'elles sont tues par indifférence, par honte ou par culpabilité. » (p 167)

Iconographie
Peinture de Lisbonne 16e siècle par un auteur néerlandais 
(source: Walters Museum)